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« L’éducation philosophique :
positions critiques et questions pratiques »
Nicolas Go, philosophe LRC-ICEM (mission recherche) et UMR-ADEF Université de Provence nicolas-go@orange.fr Préalable
Je voudrais commencer par rendre hommage à la Grèce qui, avec l’Inde, accompagne depuis fort longtemps l’activité de pensée qui guide mon existence. C’est une banalité de dire que la Grèce est, entre autres, la mère de la philosophie. Et c’est avec raison que nous efforçons aujourd’hui de contribuer à lui rendre un peu de ce qu’elle nous a donné. Rhodes n’a pas démérité. Tout le monde connaît son rayonnement antique, et l’hégémonie sur l’Egée qui fut la sienne, faisant sa richesse et sa grandeur. Lorsque, suite à la victoire romaine, elle dut abandonner à Délos son statut de grand port international, elle s’est néanmoins imposée comme le centre universitaire le plus important et le plus productif de son époque, au Ier s. av. notre ère. Denys le Thrace1, un des maîtres qui fit la gloire des écoles de Rhodes, a élaboré une grammaire qui a connu deux mille ans d’usage jusque dans nos écoles primaires d’aujourd’hui (elle était à l’époque une science de haute culture). On y trouvait également la plus grande école de rhétorique, qui accueillit des étudiants Romains tels que Cicéron ou Tibère. La philosophie stoïcienne s’enrichit de deux grands noms : Panaïtios2 et Poséidonios3, philosophes, savants et historiens de la philosophie, fondateurs du moyen stoïcisme, inspirateurs de Cicéron (qui suivit les cours de Poséidonios en 78-77), Sénèque et Plutarque, et de l’humanisme occidental (Bréhier, 1955). Parmi leurs travaux encyclopédiques considérables, je citerai seulement leur anti-intellectualisme philosophique, traitant de l’importance de l’affectivité et des passions comme ressources pour la sagesse. Selon Panaïtios les aphormaï, tendances fondamentales naturelles, puissances affectives, doivent être associées aux vertus philosophiques. Poséidonios élabore une thérapeutique des passions et, comme Pythagore, accorde par exemple à la musique une puissance de conversion agissant sur les affects mieux que les arguments philosophiques, qui n’influencent que la raison. Il préfigure en ce sens Spinoza, pour qui un affect ne peut être modifié que par un affect plus grand. Les problèmes posés gardent aujourd’hui, modifiés, toute leur actualité. Introduction
Hormis quelques grands éducateurs, tels que Plotin, accueillant et éduquant des enfants dans sa propre maison, ou Epicure, qui recommandait de philosopher le plus tôt possible, les philosophes de l’Antiquité ne se sont pas beaucoup préoccupés des enfants. Ils n’en étaient pas tout à fait ignorants : Platon a imaginé leur éducation, Aristote fut le précepteur d’Alexandre, Quintilien des petits neveux de l’empereur romain Domitien, Sénèque de Néron. Mais la philosophie, en concurrence avec la rhétorique, était réservée aux études supérieures et enseignée soit au sein des communautés rassemblées en écoles, soit par 1 Cf. Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité. 1. Le monde grec, Seuil, 1948/1981, pp. 153 et 319. 2 En latin, Panetius. Cf. B. Tatakis, Panetius de Rhodes, Vrin, et F. Alesse, Panezio di Rodi, Testimonianze, Napoli, 1997. Diogène Laërce le cite maintes fois dans son Livre VII sur Zénon (Vies et doctrines des philosophes) ainsi qu’à plusieurs autres reprises. 3 En latin, Posidonius. Cf.L. Edelstein, I.G. Kidd, Posidonius, Cambridge, I, 1972/II, 1988. Diogène Laërce le cite maintes fois dans son Livre VII sur Zénon (Vies et doctrines des philosophes), ainsi qu’en IX-68 de Pyrrhon et X-4 contre Epicure. Pour une rapide introduction à ces deux philosophes, cf. la préface de P.M. Schuhl à Les Stoïciens, Gallimard, Pléiade, 1962/1994, pp. XXXIX à XLVII. des maîtres isolés, soit par des philosophes errants (comme les cyniques et certains stoïciens). Son caractère élitiste n’a pas beaucoup changé aujourd’hui. Pourtant, rien n’interdit de poser simplement la question : de quoi les enfants sont-ils capables ? Et, pour ce qui nous concerne, y a-t-il quelque chose de philosophique qui puisse les intéresser, les concerner, et qu’ils puissent pratiquer ? Après tout, dans l’Antiquité, ils passaient leurs études primaires à apprendre à lire, apprendre par cœur, écrire et compter, ce que font aujourd’hui nos enfants en un an. Et nombre de disciplines, comme la grammaire ou la rhétorique, ont progressivement abaissé l’âge de l’initiation4. Si la rhétorique n’avait pas tant dominé les programmes antiques d’éducation, peut-être la philosophie aurait-elle connu un autre sort ? Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, dans divers pays comme en France, on assiste à l’apparition de « nouvelles pratiques philosophiques », à l’école comme dans la cité. Ceci pose à la philosophie un problème : il n’est plus question de se demander si cela est possible, puisque cela se fait, mais si cela est souhaitable, et si cela est légitime. Cela fait au moins deux questions critiques : - Est-ce légitime du point de vue de la philosophie elle-même, qui pourrait s’en - Est-ce souhaitable pour des enfants, qui pourraient en subir un quelconque préjudice ou tout simplement n’y trouver aucun bénéfice ? La première porte sur la philosophie, son enseignement et sa pratique, la seconde porte sur les enfants et leur éducation. 1. Une philosophie pour enfants ?
A priori, pour qui connaît l’histoire de la philosophie, l’idée est saugrenue. Quelle que soit sa définition (et les définitions de la philosophie sont nombreuses et divergentes), il ne fait aucun doute qu’elle est une discipline savante. Elle requiert à la fois de la maturité intellectuelle, de la culture et une maîtrise du langage. De plus, on y accède par des textes difficiles, et au moyen d’un travail de conceptualisation exigeant. Pour la mettre à la portée des enfants et des novices, il n’y a qu’une seule possibilité : lui donner une (ou des) forme nouvelle, inédite. La question est alors de savoir si c’est toujours de la philosophie, si elle ne s’en trouve pas dénaturée. Une chose est sûre, elle s’en trouvera nécessairement altérée. Ce qui importe alors, c’est que, tout en étant altérée, elle garde son essence. L’essence d’une chose, c’est ce qui fait qu’elle est ce qu’elle est, et non pas autre chose, c’est ce qui la définit en propre : par exemple, ce qui fait qu’un figuier est un figuier et non un pied de vigne. C’est important, et ce fut tout l’enjeu de la philosophie à ses commencements : un philosophe n’est ni un rhéteur5 (Platon6 contre Isocrate7), ni un sophiste (Socrate8 contre Protagoras9), il n’énonce pas non 4 La distinction entre grammatistès (instituteur), grammaticos (professeur de grammaire) et rhetor ou sophistès (rhéteur) s’est néanmoins souvent nuancée dans l’enseignement hellénistique. 5 La rhétorique est un art de la persuasion né en Sicile au Ve s. avant notre ère, c’est une technique du discours. Elle a rapidement été pratiquée par les Sophistes qui, à la même époque, s’en servaient pour assurer aux classes dirigeantes la propriété de la parole et le pouvoir politique. plus des opinions. Un philosophe a son activité propre, qui diffère de celles qui lui ressemblent10. Il faut donc la définir, la circonscrire et s’y conformer au mieux. La philosophie pour enfants (et dans la cité) constitue ainsi une nouvelle provocation à penser : une provocation à reprendre une énième fois un travail critique, où la philosophie se prend pour objet. C’est un travail de philosophe, mais là, il doit se faire avec des pédagogues, des didacticiens, des spécialistes en sciences de l’éducation.
2. Des enfants philosophes ?

Il faut aussi se demander quel sens cela peut avoir pour des enfants de faire de la philosophie, en admettant que ce soit possible. Lorsqu’on demande : « les enfants sont-ils capables de faire de la philosophie », la réponse suppose une certaine définition de la philosophie. C’est en référence à telle conception de la philosophie que l’on répondra oui ou non. Le conflit ne porte pas sur la capacité des enfants, mais sur la définition de la philosophie, telle qu’elle soit accessible ou non aux enfants. Les deux problèmes doivent donc être posés dans un même mouvement : pour savoir si les enfants philosophent, il faut circonscrire le philosophique. Mais la philosophie doit réexaminer ses frontières pour interroger l’éducation philosophique des enfants. Quant aux enfants eux-mêmes, il faut au moins leur accorder le bénéfice du doute : admettre qu’ils puissent philosopher, c’est élargir la représentation qu’on s’en fait. Entre l’éducation philosophique et l’éducation enfantine, il y a une zone en friche, un territoire vierge que l’on commence à peine à explorer. Certains y ont déjà planté leur drapeau, forts de leurs certitudes, et cherchent à y exercer un ministère dérisoire. D’autres préfèrent vagabonder aux frontières, et braconner. D’autres encore poursuivent une exploration prudente, à l’écoute de l’inattendu. Je vois plusieurs écueils : le dogmatisme, visant à imposer une vue partielle comme vérité générale, la scolastique, tendant à créer une nouvelle discipline scolaire soumise à un programme et des évaluations, la confusion, favorisant l’indistinction entre discours d’opinion et discours philosophique. La seule solution pour avancer dans la connaissance, c’est d’expérimenter intelligemment, en communauté de praticiens et de chercheurs. Cela requiert des pratiques, un questionnement critique continu à leur propos, une élaboration progressive des principes. La conséquence en est d’inévitables altérations : de la philosophie elle-même, des conceptions de l’enfance, de la relation éducative. Les questions peuvent se rassembler en trois groupes : -Qu’est-ce que la philosophie, quelles sont ses frontières, et de quelle nature ses commencements ? (question philosophique) -Comment élaborer ses pratiques d’apprentissage/enseignement conformément à ses exigences propres ? (question didactique) -Quels types de démarches et de relation éducative s’en suivent ? (question Mais au-delà, il me semble nécessaire de poser une question qui les enveloppe toutes, c’est la question du sens. C’est une question proprement philosophique, bien sûr, 10 « Quelle impression mes accusateurs ont faite sur vous, Athéniens, je l’ignore. Pour moi, en les écoutant, j’ai presque oublié qui je suis, tant leurs discours étaient persuasifs. Et pourtant, je puis l’assurer, ils n’ont pas dit un seul mot de vrai. […] Moi, au contraire, je ne vous dirai que l’exacte vérité. Seulement, par Zeus, Athéniens, ce ne sont pas des discours parés de locutions et de termes choisis et savamment ordonnés que vous allez entendre, mais des discours sans art, faits avec les premiers mots venus », Platon, Apologie de Socrate, Garnier-Flammarion, 1965, p. 27. susceptible d’orienter les travaux en pédagogie et en didactique. C’est aussi une question cruciale, qui provoque un glissement de l’éducation philosophique vers la philosophie de l’éducation. La question initiale, que l’on se pose, « Sous quelles conditions peut-on éventuellement enseigner la philosophie à des enfants ? » se modifie en une question radicalement problématique : « qu’est-ce qu’éduquer ? », et sans laquelle la première perd beaucoup de sa pertinence. Je me propose, de façon inévitablement sommaire, d’aborder les deux questions.
3. Sous quelles conditions peut-on éventuellement envisager la philosophie avec des
enfants ?

Faute de temps, je vais me contenter de présenter brièvement quelques conditions qui me semblent requises, pour garantir le caractère philosophique des pratiques. Voici mes propositions : Philosopher, c’est penser mieux pour vivre mieux. Qu’est-ce que vivre mieux ? Il faut, pour répondre, faire au moins un peu de philosophie. Qu’est-ce que penser mieux ? C’est, pour un philosophe, engager un travail par lequel on pose un problème, et on engage un effort de vérité. C’est aussi élaborer les moyens de le faire, en créant des concepts et en produisant des raisonnements, car la vérité n’est jamais donnée : elle résulte d’un travail d’examen. Tout cela nécessite, bien entendu, de pousser plus loin les définitions : qu’est-ce qu’un problème, un concept, un raisonnement philosophiques ? Pour être rigoureux, il faut les rapporter aux œuvres de philosophie, car chacune produit ses propres réponses. Il ne suffit plus de définir, il faut alors étudier l’histoire de la philosophie, et la pensée à l’œuvre. C’est à partir de là qu’on devient progressivement capable de penser soi-même, de penser mieux pour vivre mieux. Personne ne peut vivre à notre place, ni par conséquent philosopher. C’est une activité de longue durée, car l’enjeu n’est pas la seule production de connaissances (réservée à l’histoire de la philosophie), c’est la création de soi-même. La philosophie est, dans le fond, un art de vivre par l’activité de la pensée. Elle provoque un effet de conversion, de métamorphose, de metanoïa. À force de travail, les connaissances et l’érudition arrivent inévitablement, mais tel n’est pas l’enjeu, ni l’objet de la philosophie. L’enjeu de la philosophie, c’est cet effort de vérité et ce travail de conversion, répondant progressivement à la question : Comment vivre ? Elle vaut pour moi-même, et par moi-même, puisque j’y réponds par l’exemple, la mise à l’épreuve de la vie et de la pensée. Mais elle vaut aussi pour les autres qui se la posent et que je rencontre dans le dialogue. Elle implique enfin le monde dans son ensemble, qui détermine notre art de vivre11. Il reste à définir la nature de cet art de vivre : les philosophes de l’antiquité l’ont conçu comme sophia, à la fois désir de savoir et de sagesse. Que l’on admette ou non cette conception, il faut bien que l’on se demande d’une manière ou d’une autre ce que c’est que vivre, et comment vivre. Sans quoi on risque fort de mener une existence, comme dit Platon dans le Philèbe, de concombre de mer ou de poumon marin. Chacun certes mène l’existence qu’il veut, ou qu’il peut. Mais, d’un point de vue philosophique, les éducateurs ont une responsabilité : poser et faire expérimenter la question du sens. On le voit, les connaissances livresques, académiques, ne définissent pas strictement l’activité philosophique. Les philosophes l’ont souvent contesté, voire moqué. Avec la culture, elles en sont plutôt des effets. Il n’y a pas de raison majeure de refuser cette activité aux enfants, ou aux non spécialistes. Il suffit de poser cette question du sens, comme Platon 11 « Le philosophe a à méditer sous l’idée de vérité, en vue de tenir un discours vrai sur le réel dans son ensemble », Marcel Conche, Le sens de la philosophie, Encre Marine, 1999, p. 15. dans le Théétète 12(174b) : « Ce que peut bien être un homme, ce qu’à une telle nature, à la différence des autres, il convient de faire ou de subir, voilà ce qu’il cherche et ce qu’il se soucie d’explorer en détail ». Heidegger nous encourage dans cette voie : « Même si expressément, nous ne savons rien du tout de la philosophie, nous sommes déjà dans la philosophie, parce que la philosophie est en nous et fait partie de nous-mêmes au sens où, depuis toujours déjà, nous philosophons »13. Nous posons ici la question des commencements. Il suffit qu’ils consentent à engager un certain travail, à satisfaire certaines exigences, à assumer certaines limites liées à leur condition d’enfants ou de non spécialistes. Techniquement, je décrirais ainsi ce travail : apprendre à poser un problème sous l’idée de vérité, et le méditer à l’épreuve du réel, par l’effort de la raison. Et je listerais ainsi les exigences : -Nécessité intérieure14 : on ne peut philosopher par obligation scolaire, ou par jeu. Les questions doivent procéder d’un sentiment de nécessité intérieure. Comme le dit Rilke dans une de ses lettres, « il s’agit précisément de tout vivre. Vivez maintenant les questions ». -Exigence de vérité : elle s’oppose non seulement à l’erreur et au mensonge, mais aussi à la persuasion et à l’illusion. Elle porte non seulement sur la nature du discours, mais aussi sur le sentiment de soi (rapport de vérité à soi-même). -Etonnement15 : c’est une sorte élémentaire de mise en retrait, de mise à distance du sentiment d’évidence selon lequel tout va de soi. Il faut échapper à ce qu’Hölderlin appelle « la loi de succession », celle des occupations quotidiennes incessantes qui nous maintiennent affairés. L’étonnement conduit à la décision de poser un problème. Plus radicalement, en se retirant dans la solitude de l’Etna, Empédocle rompt avec l’agitation des hommes. -Critique : C’est le pendant nécessaire de l’effort de vérité. Par la critique, la raison s’examine et se juge elle-même. Elle démystifie et se démystifie, elle remet les idées arrêtées en mouvement. -Radicalité : L’effort de vérité rencontre nécessairement des résistances, lorsque ses conclusions déplaisent, indisposent ou inquiètent. En philosophie, l’examen critique n’admet aucun arrêt, il s’exerce aussi loin qu’il peut, et quoi qu’il en coûte. « C’est un terrible mal : elle fait voir les choses telles qu’elles sont » note Gérard de Nerval dans un de ses carnets. -Incertitude16 : À la différence des sciences, il y a en philosophie peu de progrès, et peu de certitudes. La vérité n’est jamais un résultat, un savoir démontré, mais toujours une exigence. À quelques exceptions près, il n’y a sans doute en philosophie que des vérités personnelles, ou convictions intimes. -Pluralisme17 : Il s’en suit un pluralisme nécessaire des conceptions philosophiques. Ce n’est pas pour des raisons politiques, démocratiques, que l’on reconnaît à autrui le droit de penser autrement. C’est parce qu’il est impossible de prouver, ni même de s’assurer, que l’on a philosophiquement raison. 12 Platon, Théétète, GF-Flammarion, 1994, p. 207. 13 Cité par M. Conche, op. cit. p. 23. 14 « Tant que j’aurai un souffle de vie, tant que j’en serai capable, ne comptez pas que je cesse de philosopher », Platon, Apol., op. cit., (29d). 15 « Suivant moi, la philosophie naît de notre étonnement au sujet du monde et de notre propre existence, qui s’imposent à notre intellect comme une énigme dont la solution ne cesse dès lors de préoccuper l’humanité », Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, PUF, 1966. 16 « Un grand penseur est toujours des plus réservés quant à la valeur des vérités qu’il suggère, alors qu’un philosophe médiocre se reconnaît, entre autres choses, à ceci qu’il demeure toujours persuadé de la vérité des inepties qu’il énonce », Clément Rosset, Le principe de cruauté, Minuit, 1988, p. 36. 17 « Cette coexistence pacifique des vérités contraires s’explique […] par le caractère incertain de chacun de ces énoncés. Considérées comme définitivement acquises, les vérités philosophiques s’excluent nécessairement dès lors qu’elles ne parlent pas de même. Considérées en revanche comme toujours douteuses et approximatives, elles se tolèrent réciproquement », Rosset, ibid., p. 38. Si, à partir des vagabondages aux commencements, de manière de plus en plus rigoureuse, la pratique tend à satisfaire ensemble ces conditions, elle peut sans doute
légitimement porter le nom d’activité philosophique. Outre qu’il faudrait développer toutes
ces idées, la question capitale des manières de faire reste néanmoins posée. La philosophie a
sa pédagogie. Car on ne programme pas scolairement l’art de vivre, on n’évalue pas les
processus de conversion, on ne didactise pas strictement la pensée au risque d’en faire une
rhétorique, ou d’abandonner le dialogue vivant au formalisme des procédures. Reposant sur
une nécessité intérieure, la philosophie est toujours processus créateur. Sa radicalité la fait
attentive aux résistances du réel. Elle ne peut que, rigoureusement, cheminer dans
l’incertitude. C’est pourquoi Jean-Toussaint Desanti se disait « méthodiquement a-
méthodique ».
4. Qu’est-ce qu’éduquer ?
Le problème de l’éducation philosophique renvoie à celui, plus fondamental, d’une philosophie de l’éducation. Sa question est radicale : qu’est-ce que l’éducation, ou qu’est-ce qu’éduquer ? Elle est également première, non pas chronologiquement, mais comme primauté : elle devrait continuellement se poser. Je ne veux pas ici définir l’éducation, ce qu’il faudrait faire par des séries de distinctions : elle enveloppe l’instruction, la formation, sans s’y superposer, elle évoque la chaîne savoir/savoir-faire/savoir-être, ou encore la continuité entre éducation de l’enfance et éducation tout au long de la vie, etc. Je voudrais seulement évoquer quelques enjeux. Prendre soin de son âme, gagner l’amitié de soi-même, détourner le regard, sculpter sans cesse sa propre statue, les leçons des Grecs anciens sont nombreuses, mais toutes, et quelles que soient les manières préconisées, se résument sans doute dans cette formule : tendre vers la sagesse, considérée comme le « bien suprême ». D’autres conceptions ont également historiquement vu le jour, comme par exemple gagner l’émancipation politique, ou plus simplement chercher la vérité, l’éducation se superposant souvent avec la philosophie elle-même. Elles sont aujourd’hui beaucoup plus prosaïques, utilitaires, pour ne pas dire idéologiques : s’instruire selon des programmes évalués, ou s’adapter à la société, lorsqu’elles ne sont pas vulgairement écartées au profit de questions techniques, institutionnelles ou didactiques. L’enjeu le plus évident me semble ainsi consister à tout simplement poser la question : qu’est-ce qu’éduquer ? Ce qui ne signifie pas « comment éduquer », mais « quel est le sens même de l’éducation ? ». Je m’en tiendrai pour ma part à la conception de la Grèce antique : son sens, c’est l’amour de la sagesse, qui doit être elle-même définie. Pourquoi ? Parce que cela me paraît être la meilleure manière de répondre rigoureusement à la question philosophique par excellence : « comment vivre ? ». Parce que toutes les autres questions en découlent, qu’elles portent sur la politique, l’économie, les sciences, les techniques, l’éducation… Je disais qu’en philosophie, il n’y a (presque) pas de vérités, il n’y a que des problèmes. Et des concepts, que l’on crée pour les élucider. Alors, posons le problème de l’éducation, formulons-le et créons des concepts. Travaillons sur le sens. Les enjeux ? La lucidité (contre les illusions, les croyances, les opinions, les consensus, contre la bêtise dirait Nietzsche) ; la vérité (contre les erreurs et l’ignorance) ; la liberté (contre les impostures, les injustices, l’oppression, la domination, l’assujettissement, l’exploitation) ; la jouissance d’exister. En somme, la vie bonne. Et les enfants dans tout ça ? Ils ne sont pas très loin. Offrons-leur des commencements : vagabonder aux frontières, cheminer dans l’interrogation du sens, élaborer des approximations au voisinage de la philosophie, pour s’en approcher. Humer, pressentir, rencontrer, confronter, argumenter un peu, pour apprendre à méditer sur ce que c’est qu’être un homme. Aux professeurs cette belle formule de Montaigne : faire bien l’homme et dûment.

Source: http://www.barbier-rd.nom.fr/N.Goconf-Rhodes.pdf

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